























Gilles Deleuze dit : « La violence est ce qui ne parle pas ».
10% de la population française déclare avoir subi l’inceste soit 6,7 millions de personnes. Ce chiffre ne compte pas les personnes préférant garder le silence, ce qui probablement le doublerait. À savoir plus de 12 millions de personnes.
1 enfant sur 10 a déjà vécu des violences ou des agressions sexuelles. 3 personnes sur 10 connaissent une personne survivante de l’inceste. Bien qu’il soit encore tabou, c’est un sujet dont on commence à parler, ce qui est une très bonne chose. Ça choque tout le monde et moi aussi. C’est pourquoi j’effectue un travail sur ce sujet.
J’ai commencé à faire de la photo pour montrer à mes proches ce qui ne pouvait se dire. Ce qui est difficile à mettre en mots et qui est tout aussi difficile à entendre. Mes photos sont une tentative d’exprimer l’inexprimable. Notamment les violences faites aux enfants, les violences psychologiques, physiques, sexuelles. Il s’agit également d’une exploration de la dissociation et la mémoire traumatique dues à ces violences. cette mémoire, c’est une mémoire fantôme, liée à une détresse et des sensations. Quand on est enfant, les mots ne sont pas ce qui vient en premier. Encore plus dans un environnement où les adultes s’expriment par le silence et la violence. Ce qui vient, ce sont des formes, des couleurs, des émotions liées à ce type de vécu.
Je me suis longtemps interrogée sur la façon d’aborder ce sujet en image et d’en faire un projet artistique pour le transmettre et créer un espace de réception. C’est ainsi que j’ai choisi d’utiliser une approche conceptuelle et l’abstraction à travers des aplats de couleurs, pour évoquer ces sensations dans des images du réel. Il n’est pas rare d’entendre des personnes vivant ou ayant vécu des violences, parler de l’impression de vivre dans un film, d’être dans un monde parallèle ou dans une « quatrième dimension ». Il s’agit en fait de la déréalisation, phénomène lié à la dissociation. La déréalisation peut vraiment toucher tout le monde et s’ancre presque toujours dans une problématique de stress intense et prolongé. C’est une manière de chercher à se protéger en s’anesthésiant pour ne pas sentir ce qu’il se passe de difficile en soi. Et en étant déconnecté de ses sensations, on se déconnecte de tout. L’impression de ne pas exister, que rien n’existe, prend le dessus. Il y a une séparation entre la raison et les émotions. Les aplats de couleurs viennent évoquer cette séparation. Ils viennent également signifier que plus il y a de l’horreur et plus il y a un besoin d’embellir le regard sur le monde, un besoin de douceur. Ils viennent donc faire intrusion dans l’image, envahir, couper, ils montrent une forme de discordance entre soi et soi, puis soi et les autres. La rue devient un lieu plus sécurisant que l’habitation familiale.
Nous avons donc dans ces photos non pas des enfants en image, mais le point de vue d’un enfant et son regard sur le monde. Un monde dont on peut voir la beauté, la vie, le réel, en même temps qu’une dimension déréalisante, un sentiment d’étrangeté, de vivre comme dans un rêve ou un cauchemar. Un autre espace vient s’ajouter à celui du réel, c’est l’idée d’une personne coupée de son corps et de ses émotions, se sentant flotter tout en étant spectatrice de cette vie dont elle se met à distance.
En créant Les enfants de banlieue, je veux montrer à la fois l’enfant qui subit ou a subi des violences et l’enfant qui se trouve en chacun de nous. Celui qui a ses propres couleurs. Celui qui vit la gravité de la vie autant que ses espoirs. Celui que nous n’arrivons pas toujours à écouter et qui n’a pas les mots pour dire ou se dire.